jeudi 3 novembre 2016

Moi, Ken Loach

Dave Johns dans le rôle de Daniel Blake
On s’était donné rendez-vous devant le cinéma, rue Berthelot. Un quart d’heure avant le début de la séance. Le temps de prendre les billets et de se mettre dans le rang. En arrivant ce dimanche-là, on a tout de suite compris qu’on était nombreux à avoir eu la même idée… Pas seulement à cause des vacances, du changement d’heure ou encore du long week-end de la Toussaint. L’effervescence dans l’air indiquait que le film avait déjà trouvé son public, peut-être même avant sa sortie en salle. Les gens continuaient d’affluer et, dans le hall, la file d’attente serpentait maintenant des caisses aux escaliers. Il fallait se rendre à l’évidence, la séance était compromise, à moins d’accepter de se retrouver assis, le nez à un mètre de l’écran de projection. Position assez inconfortable au demeurant. Qu’à cela ne tienne, la soirée du lendemain était libre. Il faudrait revenir avec un peu plus d’avance sur l’horaire. On avait vraiment envie de le voir ce film…

Cinq mois plus tôt, il remportait la Palme d’or au Festival de Cannes. Une seconde palme pour son auteur, le cinéaste qui a fait des « déclassés » des personnages universels, des héros du quotidien. Des hommes et des femmes qu’on n’oublie pas de sitôt. Grâce à l’œil de Ken Loach. Même si d’aucuns, dans sa bataille, le considèrent  un peu comme le « dernier des Mohicans ».

Le lendemain soir, moins de monde devant le cinéma. Après le rituel de présentation de la carte d’abonnement et l’annonce par le guichetier du nombre de places restantes avant son renouvellement, nous voilà, le sésame en main, bien placés dans la file, à attendre que la salle se vide du flot des spectateurs de la séance précédente. Autour de nous, les gens bavardent gentiment : « Non, on est restés à Lyon, on bougera plutôt autour du 11 novembre », « Et chez vous, ça va ? Juliette est bien rentrée ? Oui, et elle était ravie de son séjour ... » Public d’habitués, de cinéphiles, jeunes retraités actifs, comme souvent au Comoedia,  mais aussi des étudiants, des couples, des petits groupes d’amis. Tous prêts à embarquer ensemble pour deux heures ou presque de « synchronisation des consciences », selon la formule empruntée à Bernard Stiegler. Allez, encore cinq minutes et on pourra présenter nos tickets…

On est dans la grande salle, la 1. Je me dis au passage que ce serait bien de lui donner un nom, au lieu d’un numéro, impersonnel. Quelques propositions me viennent à l’esprit avant que la nuit n’emplisse soudain l’espace, mettant fin aux chuchotements, et aux allées et venues. C’est à un certain Daniel Blake de faire son entrée… 1h et 39 minutes plus tard, on sort de là un peu sonnés. Des spectateurs tardent à quitter leur siège, dans un silence respectueux, émus.

C’est dire si l’histoire de cet homme, ex-charpentier, broyé par une administration délivrant du « process » et rien d’autre, dressant des murs entre elle et les individus, est implacable. Daniel Blake se revendique avant tout comme citoyen, « pas un client, pas un usager ». Un citoyen avec des droits et des devoirs. Ses devoirs, il s’en acquitte. En retour, il attend de l’état la reconnaissance de son statut d’invalidité. Ses anciens collègues, ses voisins de palier, tous essaient de s’en sortir comme ils peuvent, de survivre, en s’entraidant. L’art de la débrouille, l’économie parallèle parfois, faute d’un vrai travail. Daniel s’y refuse. C’est un honnête homme. Le désarroi de Katie, jeune mère célibataire, rencontrée à Pôle emploi - enfin dans la version anglaise, semi privatisée -, va grossir sa révolte face à un système particulièrement  inique. La séquence de la banque alimentaire est terrible. J’avoue avoir pleuré. Une première fois.

La fin du film est sans appel. D’après les critiques, Ken Loach s’est élevé au rang de Dickens dans sa peinture sociale, sans jamais tomber dans l’écueil du misérabilisme. Ici, les fantômes de l’Angleterre victorienne viennent encore se heurter au réel de nos sociétés post-industrielles, et à leur cortège de laissés pour compte. Les associations caritatives pallient au manque de tout : nourriture, vêtements, produits d’hygiène.

J’ai pleuré une seconde fois en écoutant les derniers mots de Daniel Blake, lus par Katie. De honte, de tristesse, et de colère mêlées. Merci Ken Loach pour ce regard acéré sur le libéralisme et pour cette empathie envers les plus humbles, fidèles sujets de sa majesté ou pas.


Et pour ces larmes aussi ...

Un avant gout avec la bande annonce du film :

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