dimanche 29 novembre 2015

La loi des séries

J’ai un faible pour les séries. Anglo-saxonnes ou plus récemment celles venues du froid. Je me souviens avoir été tenue en haleine tout un été par The killing . Et je n’étais pas la seule dans ce cas … En France aussi, le genre a tout pour plaire. Les séminaristes d’Ainsi soient-ils , confrontés à la vraie vie ou presque,  en ont encore brillamment fait la preuve cet automne sur Arte. Et Un village français – pas celui de Stéphane Bern, heureusement merci - revient en force sur les écrans avec une communication coup de poing.
La série, à ne pas confondre avec le feuilleton même si elle en partage l’esprit, répond à un rituel d’écriture bien codifié : en dire juste assez pour entretenir le désir, séquencer l’histoire, et savamment laisser la fin ouverte dans l’attente d’une suite possible, voire probable. Les fameuses saisons… Dans mon entourage certains appellent cela « une prise d’otage symbolique ». Peut-être, mais si la satisfaction de spectateur est à ce prix, je veux bien attraper le « syndrome de Stockholm » et vouer mon psy aux gémonies !
 
D’ailleurs, le principe ne date pas d’hier puisque le grand Balzac distillait ses meilleures feuilles, « day after day », dans les journaux de l’époque. C’était la naissance du roman-feuilleton dont la recette avait déjà le goût du suspense. Balzac écrivait souvent la veille pour le lendemain, s’enchaînant à sa table de travail, pour l’argent - qui manquait souvent au père de la Comédie humaine - et pour la notoriété publique procurée par la presse. La Cousine Bette morcelée, découpée en tranches ou plutôt en pages noircies à la plume, permettait facilement d’identifier son auteur et d’en apprécier la signature... De même pour Eugène Sue dont Les mystères de Paris, publiés quotidiennement dans le Journal des débats entre juin 1842 et octobre 1843, ont suscité un véritable engouement populaire. A tel point que Théophile Gauthier a pu écrire : « Des malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris ».  Bref, nous n’avons rien inventé en terme de culte et d’addiction …
 
Dans la série contemporaine, souvent aux allures de thriller, les pistes sont brouillées à dessein et les profils des suspects se suivent, sans pour autant se ressembler… Oui, on nous mène par le bout du nez, on nous balade sans cesse. Mais c’est la loi des séries, le règne des scénaristes tout-puissants ... Dernier exemple en date, Le passager et son héros amnésique, endossant des identités parallèles. Rêve ? Illusion ? Vérité cachée ? Les meurtres aussi s’y succèdent, avec mises en scène macabres, se référant à des figures mythologiques. C’est d’ailleurs à la suite d’un épisode du Passager que l’actualité de ce terrible vendredi 13 novembre m’a rattrapée. Stupeur et tremblements  au cœur du cauchemar d’une nuit parisienne. La réalité dépassant brutalement la fiction. Triste temporalité fatalement entachée du sang des victimes de cette soirée. Mais aussi marquée par l’élan de solidarité et de résistance de tout un peuple face à une idéologie haineuse, laquelle rejette notre culture, le droit à l’éducation, au divertissement, à la différence des goûts et des couleurs et à l’égalité des sexes. Une idéologie régressive, repliée sur elle-même, niant l’histoire dont nous savons bien que la suite n’est pas encore écrite, dans l’existence comme dans l’imagination des auteurs de tous bords et de tous poils.
 
Pour revenir à plus de légèreté, et à mon sujet du jour, la série je crois bien que je suis tombée dedans toute petite. La première fois, c’était avec Chapeau melon et bottes de cuir, version Emma Peel pour les bottes. Privilège d’enfant en « garde alternée », entre parents et grands-parents, j’avais le droit de « squatter » le canapé du salon le samedi soir et d’y regarder la télé. Je connaissais par cœur les images du générique, et la musique forcément. Je ne comprenais pas tous les dialogues mais peu importe, le duo d’acteurs me comblait. Ce n’était certes pas une émission destinée aux enfants mais voilà, j’ai grandi avec les héroïnes de la série… C’est comme ça et je ne vais pas faire un procès à mes parents après toutes ces années. C’est d’ailleurs avec émotion que j’ai appris il y a quelques mois la disparition du très british Patrick Mac Nee, l’homme au chapeau melon. Quant à sa partenaire,Diana Rigg, alias Emma Peel, il parait qu’elle joue le rôle d’une grand-mère au caractère peu conventionnel dans Games of thrones. Je n’en dirai pas plus car je ne connais la saga que de nom. A chacun ses lacunes ;-)
 
Et je n’aurai sans doute pas le temps de rattraper mon retard sur les saisons passées. Tant pis, ainsi va la vie, la vraie comme celle des séries, il arrive parfois de manquer un épisode… Mais heureusement l’histoire continue…

 

lundi 9 novembre 2015

Maison des Italiens

Episode 2 : Zilli e figli 


La pièce bruisse de mille sons. Dans un coin, les drapeaux reposent, bien dans leurs plis, tandis qu’au centre chacun se presse, des verres s’entrechoquent et les conversations vont bon train.

Il y a là le consul général et son épouse, Monsieur et Madame Giulio Marongiu, Madame Batailly, née Colussi, et puis la vice-consul, la signora Paola Coppola Bottazzi, les membres des associations frioulanes, les vicentini, les apuliens, des militaires en tenue d’apparat, élégamment coiffés, les élus des « Comitès », représentants les Italiens de l’étranger, une délégation de la Croix-rouge, venue de Turin. Sans oublier les élus lyonnais… C’est un peu comme dans un film d’Ettore Scola, de retrouvailles joyeuses en souvenirs émus, toujours haut en couleur. C’eravamo tanto amati.
Plus tôt le matin, tous étaient réunis devant la « Grande Madre » à la Guillotière pour rendre hommage aux soldats disparus, ceux de 14-18, inhumés en terre italienne, petite enclave au cœur du cimetière lyonnais, selon la volonté d’Edouard Herriot. Moment de recueillement, en amont des cérémonies du 11 novembre.

En Italie, c’est le 4 la date officielle. Ici, l’automne n’en finit plus de rougeoyer et sur les tombes alentour, les plantes de la toussaint, mauves, pourpres, or, ont fleuri, mêlant les défunts dans une mémoire collective.
Le froid ne se fait pas encore mordant. Octobre s’achève en douceur cette année, tapis de feuilles sous les pas.
Samedi 31. Demain c’est jour férié, alors on peut bien prolonger le plaisir d’être ensemble. C’est ce que semblent dire les sourires des convives, déambulant autour du buffet d’antipasti et de « dolci ». Je partage leur belle humeur.
Parmi les petits groupes attablés, un homme me fait signe, amicalement. Il connaît mon intérêt pour la Maison des Italiens, a lu l’article que j’y avais consacré l’an dernier… Il me dit :
-       « Vous connaissez sans doute la marque Zilli ».
Son œil brille. J’acquiesce en précisant ne pas porter de vêtements de cette griffe. Il rit et poursuit :
-       « Aucune importance. D’ailleurs, la spécialité de la marque est plutôt le vestiaire masculin. Je n’avais pas l’intention de vous faire l’article vous savez, plutôt l’envie de vous raconter une histoire, en l’occurrence celle du fondateur de Zilli. C’était mon père… »



Comment refuser… Le temps s’efface et me voilà transportée dans les années d’après-guerre. Le fils Zilli a le sens de la narration et l’éloquence facile :
-       « Téofilo, dit Téo, était un immigré italien parmi d’autres. Il est venu tenter sa chance, ici, en France avec pour tout bagage ou presque, ses ciseaux en poche. La marque du savoir-faire dans les premières pièces découpées et un amour des belles matières (déjà) l’avaient fait remarquer dans le métier. Un ami, établi à Paris, lui avait conseillé de le rejoindre... Mais à l’heure du départ, c’est à pieds qu’il lui a fallu traverser le col du Petit Saint Bernard  depuis son Frioul natal. Toute une aventure pour passer de l’autre côté… Arrivé clandestinement à Lyon, il a d’abord dû transiter par le Centre Lumière, avenue Lacassagne, là où se retrouvaient les étrangers, les sans-papiers... Rapidement, il réussit à se faire embaucher chez un tailleur lyonnais. Il ne manquera jamais de travail par la suite, gravissant les échelons dans plusieurs maisons de couture, avant de  franchir une nouvelle étape en s’installant à son compte.»

« Au début l’atelier était rue de Créqui, plus tard ce fût Montchat le siège officiel. Je crois que ce quartier ne vous est pas inconnu… » me glisse Bernard Zilli d’un air entendu, avant de poursuivre :
-       « C’était en 1965. La Maison, 26 Cours du Docteur Long abritait des trésors : soie, fourrures, alpaga, cachemire, vigogne, chevreau, pécari. Ceux qui y sont passés en parlent encore avec émotion. Questionnez autour de vous, vous verrez … »
Il complète :
« Chaque blouson de cuir ou paire de chaussures était livré dans un      emballage aussi précieux que le modèle. Le raffinement dans le moindre détail et dans les finitions comme ces impressions de soie à motifs, n’ayant rien à envier aux célèbres carrés Hermès. Les clients venaient de loin pour s’offrir du Zilli et appréciaient l’essayage unique. L’œil du maître était exceptionnel et s’y refléter un privilège ! »
Petite pause de mon interlocuteur pour reprendre son souffle et accessoirement boire une gorgée de vin (sans doute un cru italien). Je le sens fier, et un peu mélancolique à la fois.
Il replonge à nouveau dans ses souvenirs :
-        « Mon père n’était pas un homme d’affaires à proprement parler, plutôt un artiste ambitieux. Il avait en revanche la passion de l’innovation, et mettait la technique au service de ses idées. Je le voyais à l’œuvre... Sa machine à coudre était un prototype, une petite merveille ! Je me souviens aussi qu’il avait inventé un procédé pour coller les peaux sans risquer de les tâcher. C’était un précurseur, pas un capitaine d’industrie. Et puis il y avait la maladie qui le rattrapait à intervalles réguliers. La famille Schimel avec laquelle il s’était associé a repris le nom. La suite est bien connue : Zilli en lettres d’or dans les capitales les plus prestigieuses. Paris, c’était le rêve de mon père, depuis toujours ! De ce point de vue, il a été exaucé, et même au-delà… A  Lyon, il est resté les ateliers. Mon père aimait bien y retourner et il était très fier de l’essor des établissements. Les Schimel ont su faire grandir Zilli, en faire une vitrine. Mon père, lui, avait écrit le début de l’histoire. Vous vous rendez compte qu’à près de 90 ans, il continuait à créer, à inventer des modèles…»
 La voix de Bernard Zilli se fait plus hésitante, comme voilée :
-       « Toute cette histoire, des débuts en Italie à la rencontre avec la  France, d’autres que moi en ont parlé dans les récits des frioulans. Ses compagnons de route. L’amitié, c’était sacré pour mon père. Presque une religion… Il repose désormais en paix au cimetière de la Guillotière. Nous y étions ce matin, alors je me suis dit que c’était le bon jour pour vous raconter tout ça… »
Je suis impressionnée. Et parviens à dire combien j’ai trouvé son récit captivant :
« Quel personnage ce Téo, si je peux me permettre d’utiliser son diminutif. J’aurais beaucoup aimé le connaître. Vraiment. Je serai ravie d’en apprendre plus sur  votre père... Une autre fois peut-être ? Sa vie pourrait bien inspirer un livre, vous savez, ou même un film. Pas un biopic, trop tendance, même la papauté s’en mêle aujourd’hui ! ». Le ton de la conversation redevient plus léger :
-       « Pourquoi pas ? Si vous y avez trouvé de l’intérêt, d’autres y seront sensibles également… En effet, mon père n’était pas un sujet ordinaire... Et puis j’ai encore beaucoup d’anecdotes en réserve. Mais assez parlé du passé pour aujourd’hui ! La vie doit reprendre son cours… »
Je poursuis en pensée : oui, pourquoi pas des images pour ressusciter l’histoire d’un petit tailleur italien très doué, trop peut-être, et dont le nom est devenu un symbole dans l’univers de la mode. Il faudrait aller jusqu’à Borgo Zilli, non loin de San Daniele, le point de départ… Daniel, c’est aussi le prénom de mon grand-père. Il n’était pas frioulan mais toscan. Peu importe : les racines, toujours un fameux héritage.
Et puis se rendre à Paris, au cœur du triangle d’or où Zilli a son nom, gravé. Son Panthéon à lui…
Quelqu’un m’arrache à ma rêverie. Tout autour, les groupes de dispersent petit à petit.
De retour chez moi, je me lance dans une recherche sur Téofilo Zilli et je découvre qu’il est né un 31 octobre. Simple coïncidence ou esprit malicieux à l’origine de la conversation du jour …

Il faudra d’une manière ou d’une autre lui donner une suite, en reprendre le fil, soigneusement, confectionner une trame, à la hauteur de Zilli, pas par goût du luxe mais pour retracer le chemin parcouru par cet homme. J’en suis convaincue. Je pense au Rendez-vous des étrangers, ce roman d’Elsa Triolet, écrit dans les années 50.  A la place des immigrés de l’époque, choisie, subie ? Je pense à ma famille aussi ... Et puis, simple curiosité mais j’ai oublié de demander au fils de Téo s’il devait son prénom à la fameuse traversée du col du Petit Saint Bernard. Comme un souvenir de l’ascension de son père, un génie en marche … 


Impossible de ne pas songer, en parallèle, à tous ceux qui aujourd’hui encore prennent la route pour prendre en main leur destin.